A ce moment, nous sommes deuxièmes ex æquo avec les Italiens, en cas d’égalité sur ce dernier saut, ce sera toujours le cas. Dans cette situation, le règlement stipule que l’avantage est donné à l’équipe qui affiche le meilleur score sur un des sauts réalisés. Les Italiens ont réalisé 26 points sur le deuxième, notre meilleure performance, sur le même, est 25 points. Si les deux équipes obtiennent le même score, les italiens seront sacrés vice-champions du Monde. Il est tard, le verdict définitif tombe : les Russes ont 25 points, les Italiens 24 points et nous … 25 points. Nous laissons éclater notre joie. Nous sommes vice-Champion du Monde de vol relatif à 4 après seulement 101 sauts d’entraînement.

L’équipe Championne du Monde et la délégation américaine qualifieront cette aventure de « hold-up du siècle ». Le lendemain, Creg Girard, Gary Smith et Solly Williams, présents aussi à Gera, viendront me féliciter, en m’annonçant que je fais désormais partie du cercle très restreint des cinq relativeurs mondiaux (le cinquième est Pete Allum) de plus de 40 ans à dépasser les 22 points de moyenne.

Au moment où le récit s’achève, je ne peux refermer le livre des souvenirs sans saluer la performance historique, lors de ces mêmes Championnats du Monde, du « 8 France ». Qui devient Champion du Monde dans la catégorie VR8, face à des « Airspeed » déstabilisés par la technique, la discipline et la lucidité de l’équipe française. Cette victoire, ils ne la doivent qu’à eux-mêmes et à leur entraîneur Erwan Pouliquen, qui devient le premier relativeur français à avoir décroché un titre de champion du Monde en VR4 et en VR8. Leur trajectoire les conduira jusqu’aux Championnats du Monde 2008, où ils obtiendront une victoire écrasante sur leurs adversaires. Une pensée amicale aussi pour le VR4 féminin, déçu à Gera. Les filles seront « seulement » vice-Championnes du Monde derrière les anglaises, après les avoir largement battues en Coupe du Monde l’année précédente, en Arizona.

J’ai toujours été attiré par la compétition de haut niveau. Elle est un moyen, par l’implication personnelle qu’elle impose, l’intensité des émotions qu’elle procure et la rectitude des jugements qu’elle rend, de dépasser son quotidien, de se dépasser. D’entrer dans une relation intime avec soi-même (3).

Et parfois, rarement, très rarement, d’approcher, d’effleurer ce moment de grâce immédiate, où le présent est immobile. Les grecs anciens, dans la poussière d’Olympie, le connaissaient déjà, ils l’appelaient « kairos » (4), le moment juste, opportun, l’instant d’éternité ; celui qui laisse des traces indélébiles dans la conscience individuelle et collective de l’Homme. Si un jour j’ai peut-être regardé le « kairos » dans les yeux, c’est au cours du mois d’août 2006, dans le regard de mes équipiers, de mes amis, au moment où la porte s’est ouverte et où le vent a chanté à nos oreilles. 35 secondes c’est bien court, j’aurais voulu arrêter le temps, rendre cet instant fugitif éternel. Mais, finalement, peutêtre que pour chacun des membres de l’équipe il l’est toujours un peu.

(3) Qui à pu exprimer mieux ce sentiment que l’éternel poète des antiques jeux olympiques : « O mon âme ! N’aspires pas à la vie éternelle, mais explore le champ des possibles » (Pindare – VI av J.C.)

(4) Euripide (V av J.C.) dira du kairos : « c’est le meilleur des guides dans toutes entreprises humaines ».